Pssst...N'hésitez pas à me partager vos recommandations culturelles sur le sujet, pour venir nourrir mes obsessions ! Merci ☺️
Traits, plans, espace III; Frantisek Kupka, Centre Pompidou, 2021
Septembre 2019, manifestation pour le climat. Mes yeux se posent sur une banderole dans la foule: "Si ce n'est pas maintenant, quand?".
C'est vrai ça, quand?
Quand décidons nous collectivement de faire les choses?
J'ai d'abord trouvé ce slogan d'une efficacité redoutable. Puis je me suis rappelé que les slogans n'ont de force que lorsqu'ils mènent à l'action. Ce ne sont pas les mots qui comptent mais le temps qu'on passe à les rendre tangibles.
C’est à partir de là que s’est cristallisée mon obsession pour le temps, fruit du croisement entre ma formation d’historienne, mon expérience de prof et ma pratique de plume politique. J'avais successivement travaillé sur le temps qu'il faut pour que le présent devienne passé, pour que l'avenir de mes élèves se construise puis finalement pour que les discours que j'écrivais deviennent réalité.
Entre 2017 et 2019, j’ai écrit cinq à sept discours par semaine. Je ne compte plus le nombre fois où j’ai successivement utilisé les expressions "jamais plus", "nous n'avons plus le temps", "le temps est venu" ou "il est fini le temps de »…
C’était avant la pandémie, avant la guerre en Ukraine, avant Gaza, les otages et le génocide, à une époque où les commentateurs politiques n’avaient comme seuls mots à la bouche que ceux de l’ancien et du nouveau monde, imposés par le storytelling macroniste. On sait désormais que dans ce domaine, la continuité l’a largement emporté sur le projet de rupture.
Durant ces deux années, j’ai écrit sur le monde qui venait sans réellement prendre le temps de réfléchir au monde qui était, à celui que l'on souhaitait.
Tout était urgent. Tout devait être décidé. Fait. Organisé. Planifié. Il n’était pas question de penser. Encore moins de faire silence. Ou de réfléchir ensemble. Non, il fallait arbitrer.
Le temps était un outil. Pas une donnée.
Hors de cette ruche, le temps ne filait pourtant pas à la même vitesse pour tout le monde.
Il y avait tous ceux qui voulaient ralentir, prendre le temps de vivre, de cultiver leur jardin, de voir leur famille et leurs enfants grandir.
Il y avait toutes celles et ceux qui voulaient accélérer mais pas sur les mêmes choses. Sur la transition écologique. Ou numérique. Sur la sécurité. Ou la solidarité.
Il y avait celles et ceux qui voulaient faire une pause dans tel ou tel projet. Celles qui parlaient des temps de la vie en se demandant comment faire pour les réconcilier. Ceux qui voulaient trouver un équilibre entre les temps de la journée.
Comme si le temps était élastique. Comme si on pouvait l'étirer, le tordre, le manipuler à sa guise, juste par la puissance performative du langage.
Mais la terre tourne et le temps s'écoule. Pourtant nous ne cessons de vouloir le maîtriser. A tel point que nous avons fini par avoir un Président de la République qui s'est lui-même qualifié de "maître des horloges".
C'est cela que je voulais explorer. Et comprendre. Qu’est-ce que le temps? Qui a du pouvoir dessus? Et pour quelle durée?
Cette idée a fait son chemin en moi, lentement, parce que c'est toujours ce que font les idées. Elles décantent. Puis est arrivée la crise sanitaire. Le confinement. J'ai pensé: "Enfin nous allons être contraint à ralentir. Tous. Enfin nous allons cesser de tourner comme des hamsters dans notre roue".
Ce n'est pas ce qui s'est produit. Il fallait gérer l'urgence. Annoncer des mesures. Montrer qu'on tenait la barre.
Ralentir, c'était accepter de contempler. Et donc prendre le risque d'être embarqué par le temps qui passe, d'être vulnérable face à lui et souvent impuissants.
L’âge et les événements des cinq dernières années m’ont aidée à sentir ce que des dizaines d’historien·nes avaient conceptualisé avant moi: la conjonction des temporalités dans nos vies. François Hartog appelle ça les régimes d’historicité.
En Occident, nous avons longtemps connu un ordre linéaire et chrétien du temps, marqué par des ruptures, qui coupent l’histoire en tranches (l’expression est de Jacques Le Goff), articulant temps long et temps court autour des notions de ruptures (le fait, l’événement) et de continuités (les grands mouvements silencieux de la société et du monde).
Pour Hartog, nous vivons aujourd’hui dans un régime “présentiste”, c’est à dire un dans un présent immédiat qui génère, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin.
Le problème d’une telle conception du temps, c’est qu’elle rend les narrations impossibles. Sans horizon de projection et sans héritage narratif, comment donner sens à ce que nous vivons? Comment construire une identité individuelle et collective dans l’immédiateté constamment rejouée?
Je trouve ça fascinant d’observer combien nous nous racontons des histoires sur le temps. Aujourd’hui la mode du développement personnel est à la longévité, cette façon d’étirer une vie physiologique stable sur une durée de plus en plus longue et lente. Alors même que nous souffrons de l’accélération continue du monde, de l’instantanéité des communications, de l’artifice de l’omniprésence et de l’omnipotence construit par les technologies numériques.
Si ça n’était pas pathétique, ce serait drôle cette tension entre accélérer et ralentir. Si on fait ça en conduisant, on finit par brûler du caoutchouc en faisant du sur-place…Le temps a passé mais nous sommes restés immobiles, tournant sans queue ni tête au milieu du parking…
Je n’ai toujours pas compris ce qu’est le temps. Je suis fascinée par les histoires de trous noir et de quatrième dimension temporelle mais qui comprend réellement la physique quantique?
Ce que je sais, c’est que le temps circule en nous et que nous sommes bien stupides de croire que nous pouvons le posséder ou même l’attraper. Nous sommes du temps. Des êtres sédimentés par la durée. Quand nous disons « je n’ai pas le temps » ou « je n’ai pas pris le temps », nous continuons à faire œuvre de mégalomanie, pensant que nous pourrions enfermer le temps dans des horloges, des agendas ou des montres connectées.
Pour nous humains, le temps ne sera jamais une durée objective. Nous nous insérons dans un ordre du temps et y prenons place, subjectivement, à notre rythme. Comme on se laisse porter par le courant dans une rivière, nous devrions apprendre à dériver, à tirer partie de l’énergie précieuse que vient alimenter cette ressource qu’est le temps pour nourrir en nous ce qui fait croître le Beau, le Bon et le Juste.
J’espère que vous vivez à votre rythme.
Contrairement à la semaine précédente, la liste sera courte cette semaine…Si vous avez des références accessibles sur le sujet, notamment des podcasts, je suis preneuse !
Cent ans de solitude - Gabriel Garcia Marquez - 1967
La recherche du temps perdu - Marcel Proust (7 tomes)
L’ordre du temps - Carlo Rovelli - 2018
Pour une histoire des possibles : analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Quentin Deluermoz et Piere Singaravelou, 2016
Saving time: discovering a life beyond the clock, Jenny Odell, 2023
Inception - Christopher Nolan - 2010
Interstellar - Christopher Nolan - 2014
Une merveilleuse histoire du temps - James Marsh - 2014 - Netflix