Peut-on réparer l'enfance?

Pssst...N'hésitez pas à me partager vos recommandations culturelles sur le sujet, pour venir nourrir mes obsessions ! Merci ☺️

Obsessions
6 min ⋅ 04/07/2025

Portrait de Camille Roulin, Musée Van Gogh, AmsterdamPortrait de Camille Roulin, Musée Van Gogh, Amsterdam

Depuis le 8e étage de notre appartement à Oslo, j’avais vue sur un jardin d’enfants. C’était le matin, il faisait beau, l’air était doux. Les enfants jouaient, piaillaient, couraient, libres et pleins de couleurs.

J’ai pensé à ça d’abord. Au contraste avec les passants de la rue, habillés en gris, bleu marine, noir ou blanc, qui avaient certainement été des enfants enfilant un collant rose avec une jupe verte, un pantalon rouge avec un maillot du PSG ou un sweat à sequins réversibles avec un jean troué.

Un éducateur est sorti avec une guitare sèche. La promesse d’une ronde ou de la musique les a tous rassemblés. Dans un coin de la cour, un petit garçon pleurait toutes les larmes de son corps. L’homme aux longs cheveux noirs a pris le temps d’aller le chercher, de le consoler, de le confier à une autre éducatrice à l’intérieur. Les enfants attendaient. Ils déambulaient dans la petite cour, riaient, partaient, revenaient. C’était leur façon d’attendre. Ni sage, ni impatiente. Vivante. Espérante. Confiante dans la promesse de la ronde et de la musique à venir. L’adulte est revenu, a accordé sa guitare et comme dans toutes les cours d’école maternelle du monde, ils se sont pris par la main et se sont mis à danser joyeusement.

L’insouciance de l’enfance est un douloureux paradoxe.

D’abord parce qu’elle est très inégalement partagée selon l’endroit où l’on naît.

A quoi peuvent jouer les enfants de Gaza qui ne sont pas encore morts, au milieu des décombres?

Et les fillettes de Téhéran ou de Kaboul, ont-elles seulement le droit à une cour d’école?

La liste serait infinie, des rues de Kiev à celles de Kinshasa, des bébés enfermés dans les centres de rétention aux Etats-Unis ou en France aux adolescents apeurés sur un canot pneumatique trop chargé traversant la Méditerranée…Jamais je n’aurais assez de place pour dresser la liste exhaustive des attaques que notre monde fait à l’insouciance des enfants.

Et même quand on la croit choyée, protégée des affres de la guerre ou de l’exil, elle est souvent détruite par les violences intrafamiliales, physiques ou psychologiques. L’enfance abusée est bien plus la norme qu’on ne le croit.

Et encore au-delà, qui ne souffre pas de son enfance? Ce temps de construction est celui de toutes les vulnérabilités.

Face aux violences de l’adulte bien sûr, du monde également mais aussi face à la dureté des autres enfants, de leurs regards, de leurs mots, leurs exclusions, leurs préjugés, leur indifférence…

Est-ce à dire que l’enfance est toujours traumatisante? Non bien sûr.

Pourquoi? Parce que la clé du traumatisme réside dans la rencontre entre un événement brutal ou une série d’événements et l’impossibilité pour la personne qui en est victime d’y faire face, de s’adapter. Pas parce qu’elle serait nulle ou sans résilience (ah le marronnier de la résilience…) mais parce que cela dépasse ses capacités à l’instant T, qu’elle n’a pas autour d’elle les ressources nécessaires pour assurer sa sécurité psychique et émotionnelle. C’est ce dépassement de nos capacités qui crée un effet profond dans la psyché, en créant une zone durable d’insécurité.

On comprend alors que ce qui est traumatisant pour un enfant ne le sera pas forcément pour un autre et inversement.

Mais ce qu’on sait, ce que les chiffres nous disent, c’est l’impact sur les vies d’adultes.

Un traumatisme dans l’enfance multiplie par trois le risque de trouble mental à d’autres âges de la vie.

Près de 30% des troubles psychiatriques à l’âge adulte seraient liées à des traumatismes de l’enfance

Près de 50% des SDF de moins de 25 ans en France sont des jeunes issus de l’Aide Sociale à l’Enfance
.

Je pourrais continuer d’accumuler les chiffres. Le problème est qu’ils ne parlent qu’aux convaincus.

J’ai écrit il y a six ans un discours sur la protection de l’enfance face à toutes les formes de violences pour une femme que j’aime énormément. Elle avait fait de ce problème son cheval de bataille. C’était la campagne des Européennes et les partis pour lesquels je militais trouvaient que ce n’était pas assez « vendeur » politiquement pour cette élection.

C’était avant la Civiise et la Ciase, avant « Ou peut-être une nuit », avant la publication du Consentement ou de la Familia Grande, avant Bétharram et le #metoo de l’école, dont je savais alors qu’il allait sortir, tôt ou tard, tant l’institution scolaire produit de maltraitances systémiques. Le rapport parlementaire sorti cette semaine le rappelle avec force et il faut saluer le courage et la ténacité de Paul Vannier et Violette Spillebout sur ce sujet, face à une administration centrale condescendante et drapée dans son conservatisme.

Faire de l’Ecole un espace de réparation

Peut-on réparer l’enfance? Cette question a chez moi les atours d’une obsession. Je comprends seulement maintenant, avec près de 20 ans de recul, que c’est la raison profonde qui m’a conduite à l’enseignement.

Je voulais, le temps d’une heure ou d’une année, d’offrir à des adolescent·es un espace d’écoute et de compréhension du monde qui les aideraient à solidifier leur diamant intérieur tout en trouvant leur place dans le groupe.

C’est tout un art de conjuguer l’individuel et le collectif au sein d’une classe. D’apprendre à chacun et chacun à voir, reconnaître et faire briller ses singularités en donnant aux autres la force de faire briller les leurs.

J’ai bien conscience que cela va à l’encontre du système de tri scolaire et social qu’est l’Ecole aujourd’hui. Elle n’est pourtant pas que cela. Elle est un espace de vie et de réparation potentielle, à condition qu’on veuille bien lui en donner les moyens.

Je pense encore souvent à cette élève croisée ma première année d’enseignante. Un jour qu’elle mettait un temps fou à ranger ses affaires, alors que tout le monde avait déjà quitté la salle, j’ai saisi la perche que son corps me tendait.

“Tout va bien?”

Mes souvenirs sont flous. Elle a « vomi » son histoire de violences sexuelles intrafamiliales de façon assez elliptique. J’avais 24 ans, aucune formation sur le sujet. Mes années de droit administratif m’ont permis de reprendre le dessus. Je lui ai expliqué ne pas pouvoir garder le secret qu’elle me demandait de tenir. Il s’agissait de faits pénaux, il était de ma responsabilité d’adulte de prévenir les personnes compétentes. Une fois le relais passé à la CPE et à l’infirmière scolaire, j’ai refermé ce dossier sans réel suivi. Il faut croire qu’il m’a bouleversée plus que je ne voulais bien l’admettre pour en parler encore vingt ans après.

Qu’est-ce qui a conduit cette élève à me parler? Et cette autre jeune femme, venue me confier ses troubles du comportement alimentaire? Ou ce garçon qui faisait tout le temps le clown pensant pouvoir cacher son mal-être?

J’ai écouté mi-avril l’émission de Louise Tourret consacrée aux violences en milieu éducatif. Heureusement que je conduisais, car concentrée sur la route, je ne pouvais pas me laisser déborder par le flot de colère né des témoignages et des interventions des trois femmes en plateau.

Je pensais à tout cela en conduisant. Les voix mêlées de ces trois femmes me ramenaient à cette évidence simple et douloureuse: quand il s’agit de réparer l’enfance, il est encore et toujours question de féminisme, de lutte contre le patriarcat et des systèmes de domination qui encouragent la prédation d’hommes sur les plus vulnérables, femmes et enfants en premier.

Mettre fin au cycle des violences

On ne peut pas réparer l’enfance.

Maltraitée, brisée, entachée de désamour ou de négligences, elle laisse forcément des traces chez les adultes. Des traces qu’il ne s’agit pas d’effacer mais de reconnaître et d’accueillir, dont il est possible de prendre soin pour qu’elles cicatrisent et deviennent le terreau d’un autre rapport au monde, plus doux, plus aimant, plus coopératif.

On peut par contre massivement protéger l’enfance. Je ne comprends toujours pas comment ce sujet, si fondamental, n’est pas l’objet d’un accord de gouvernement transpartisan. Il me semble que dans une Assemblée fragmentée, s’il y a bien un enjeu qui pourrait transcender les clivages, c’est celui-ci. Mais les politiques préfèrent cultiver la dissonance cognitive, parlant à tout va de la santé mentale des jeunes tout en coupant dans les budgets dédiés à la protection de l’enfance (dont les départements ont principalement la charge) et en détricotant l’ordonnance de 1945 à coups d’effets d’annonce qui n’auront pas de suite.

Protéger l’enfance, c’est le premier pilier d’une politique de l’Amour. Et ça commence par investir dans des politiques publiques ambitieuses pour soutenir une autre parentalité, conçue comme un système de soin, de soutien et de support aux parents, avec des congés plus longs, mieux rémunérés, des espaces et des temps pour que d’autres adultes prennent le relais, des moyens conséquents pour les PMI, des espaces publics accueillant pour les familles (plutôt que ces « No kids » qui pullulent…)

Protéger l’enfance passe ensuite par éduquer sans violences, soigner sans exclure et nourrir chez tous les enfants une capacité à rêver un monde ouvert, un monde à l’écoute du Vivant, un monde de paix dans lequel chacun·e trouverait sa place. Cela passe par une Ecole profondément transformée, des adultes formés et payés correctement partout, de la crèche à l’Université en passant par les clubs sportifs, les Conservatoires, les IME, les MJC, la PJJ…

C’est un enjeu démocratique et politique majeur: mettre fin au cycle séculaire des violences dans nos sociétés.

Quelqu’un m’a dit ce matin: « Moi c’est ça mon job: créer le cadre pour qu’il y ait plus de gentils dans le monde ».

J’ai pensé que c’était ça réparer l’enfance. Entendre des adultes, un homme ici de surcroît, croire à nouveau dans la valeur et la vertu de la gentillesse.

Et vous, comment avez-vous réparé votre enfance?

Ce qui a nourri ma réflexion sur le sujet…

...

Obsessions

Obsessions

Par Anne Pédron-Moinard