Comment faire parler le silence?

Pssst...N'hésitez pas à me partager vos recommandations culturelles sur le sujet, pour venir nourrir mes obsessions ! Merci ☺️

Obsessions
5 min ⋅ 18/07/2025

Gramophone, Rudolf Dischinger, Exposition Nouvelle objectivité, Beaubourg, mai 2022Gramophone, Rudolf Dischinger, Exposition Nouvelle objectivité, Beaubourg, mai 2022

Longtemps j’ai détesté le silence.

Bien sûr, il y a là-dedans la question d’être validée par le groupe, le fait de vouloir occuper l’espace, de ne pas savoir faire de place au vide. La parole donne toujours un sentiment de maîtrise.

J’ai fait le clown, la grande gueule, aux anniversaires où personne ne se connaissait, dans mes classes toutes neuves de début d’année, dans les organisations dans lesquelles j’ai travaillé et milité. Je m’en suis longtemps voulue.

Récemment, j’ai compris que depuis le début, depuis l’enfance, il se jouait autre chose dans ma volonté de briser le silence. Celui de créer l’espace pour dire la peur. La honte. La vulnérabilité. Le secret.

Une phrase prononcée par l’héroïne de la mini-série Querer lors du procès intenté à son ex-mari pour violences conjugales m’a mise sur la piste. A l’avocat de la défense qui lui reproche de ne pas avoir alerté, parlé pendant près de trente ans, elle répond, cinglante: « La peur est silencieuse ». Et lui de rétorquer: « L’amour aussi ».

En deux lignes de dialogue, la réalisatrice et scénariste Alauda Ruiz de Azua dit tout des logiques de domination à l’oeuvre dans le patriarcat.

Créer l’espace

J’ai déjà consacré un numéro de Sérendipité à la question de savoir qui avait le droit de parler. Et de quoi. Ma réflexion s’est approfondie et élargie depuis. Une collègue m’a dit cette semaine: C’est à celui ou celle qui a le plus de ressources dans un système de créer l’espace et les occasions pour les autres de parler. C’est en cela principalement que tient la posture d’allié.

Il y a dans toutes les organisations humaines des éléphants dans la pièce. De la poussière sous le tapis. Une façon de tenter d’enterrer le conflit qui ne fait que grossir le problème, a minima pour les personnes qui souffrent de la situation mais plus largement pour toutes celles qui y prennent part, notamment les témoins privilégiés mais passifs de dynamiques sur lesquels iels n’arrivent pas à mettre de mots.

Pendant longtemps, face à cela, j’ai pensé que j’étais folle. Sans mots, on finit par croire qu’on voit des problèmes qui n’existent pas. En famille. Au boulot. Dans les collectifs dans lesquels j’agissais.

J’ai compris depuis (et seulement très récemment…) que tout le monde voyait, sentait ou a minima devinait l’éléphant. Mais la majorité des gens pensent que c’est comme ça, qu’il est préférable de ne rien dire, que ce n’est pas nos oignons. Ou n’ont pas les mots pour penser ce qu’iels vivent. Et dire ce qu’iels pensent. Il y a là des dynamiques de genre bien sûr - combien de fois avez-vous entendu un homme expliquer qu’il avait pas les mots pour parler de son ressenti? - mais également des dynamiques d’âge, de groupe et de classe sociale, de races, de vulnérabilités physiques ou psychiques… Pourtant au-delà de ça, je crois que nous sommes nombreuxses à avoir été éduqué au silence, à vivre avec l’idée qu’il nous protège alors qu’il nous enferme.

C’est l’intuition de ces dynamiques et de leurs effets sur les groupes sociaux qui a forgé mon ethos d’historienne. J’ai fait l’histoire de la réconciliation franco-allemande, des survivant·es de la Shoah et des politiques mémorielles autour de cette question de la réparation, de la façon dont on peut retisser le fil de sa vie, le lien de confiance avec un Etat, une société, ses voisins après une rupture aussi traumatique que celle de la guerre ou du génocide.

Je voulais comprendre le silence des mort·es, comprendre si et comment d’autres avant moi avaient vu l’éléphant dans la pièce, comment iels avaient fait pour vivre avec ou pour faire éclater une forme de vérité plurielle. J’ai surtout appris que le plus souvent, iels avaient échoué de leur vivant à alerter, convaincre, agir pour transformer le silence en action. Mais leur parole avait laissé une trace dans le présent: courriers, articles, tribunes, livre, objet, photo, oeuvres…

J’y ai approfondi ma conviction que c’est grâce à celles et ceux qui font parler le silence que le monde avance.

Chercher les traces

Tout·e étudiant·e en histoire est confronté à cette question fondamentale: comment faire l’Histoire de celles et ceux qui n’ont pas laissé de traces? Parce qu’iels n’avaient pas accès à l’écriture, au pouvoir, aux circuits d’édition….

Ou plutôt que considère-t-on comme traces légitimes? J’ai écouté la semaine dernière les cinq épisodes de la grande traversée consacrée à Franklin Delano Roosevelt. Au-delà de la petite claque politique sur le recul idéologique que nous vivons, les choix de réalisation donnaient à entendre deux types d’archives au même niveau: des extraits du journal de Henry Morgenthau, grand ami du président et secrétaire d’Etat au Trésor durant ses quatre mandats et des lettres de citoyens américains reçues en masse par Roosevelt après chacune de ses causeries au coin du feu diffusées à la radio. Il y a dans cette correspondance tellement d’humanité, de confiance, de respect qu’en comparaison, le niveau de défiance face aux élites politiques actuelles saute clairement aux yeux.

Roosevelt n’était pas parfait. Il avait eu l’intutition de créer cet espace pour faire parler le silence des plus précaires, des plus vulnérables au coeur de la pire crise économique que les Etats-Unis n’aient jamais connu. Sa propre situation de handicap, incapable de marcher après avoir contracté la polio à la trentaine, a certainement joué un rôle.

Mais pour des centaines de boîtes d’archives présidentielles remplies de courriers, combien de vies silenciées par l’absence d’archives « officielles »?

Une scène au début du film Le déclin de l’empire américain m’avait profondément marquée à 20 ans. On y voit un TD d’histoire dans une fac canadienne. Le professeur explique aux élèves que l’Histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Aujourd’hui on dirait les dominants.

C’est peut-être une banalité pour vous. Pour moi, à peine entrée dans l’âge adulte, c’était une révélation.

Qui a encore tous les atours d’une révolution, quand on voit combien l’histoire des femmes, de l’intime, des corps, des populations des quartiers populaires, des personnes queers est attaquée, méprisée au mieux, contestée au pire, au motif qu’elle saperait les fondements du récit républicain universaliste.

Faire écho au silence avec des mots

Mais l’universalisme, c’est la capacité à faire se rejoindre des « je » et un « nous » dans un corps politique et social qui donne à tous les individus la capacité et la possibilité d’éclairer les silences de mots.

Pour décider ensemble comment nous souhaitons répartir et réguler l’accès aux ressources symboliques et réelles, fondement de tous les pouvoirs. Jamais la République comme concept politique n’a demandé aux individus de se dissoudre en elle.

Au contraire, c’est un principe politique dans lequel l’absence de pouvoir héréditaire crée un vide politique qui nécessite d’être comblé par la parole, par la conversation de toutes et tous autour de la chose publique, autrement dit de l’intérêt général.

L’Histoire ne donne aucune recette, aucun mode d’emploi. Mais dans sa méthode, dans le travail méticuleux d’enquête qu’elle suppose, dans son éthique aussi, elle est un excellent outil pour construire un regard empathique et systémique sur le monde.

Faire de l’Histoire, c’est chercher à faire parler le silence en se mettant dans les chaussures de femmes et d’hommes qui ont fait ce qu’ils ont pu avec ce qu’iels étaient, ce qu’iels savaient.

L’Histoire comme science et comme narration aide à faire écho au silence, à le faire résonner différemment selon les époques depuis lesquelles on l’écoute.

Et toutes les personnes se lamentant aujourd’hui, sur les plateaux ou dans les dîners en ville de ne plus rien pouvoir dire ne voient pas qu’ils sont les premiers bénéficiaires du silence: les agresseurs, les écocidaires, les corrompus, les assassins, les lâches espèrent que le bruit tonitruant de leurs voix construira une narration à leur avantage.

Mais l’Histoire m’a enseigné qu’iels finissent toujours par perdre.

Parce qu’il est des gens, comme Isaac Schneersohn hier ou Claire Nouvian aujourd’hui, qui envers et contre tout, continueront, à leur place, avec les ressources dont ils disposent, à faire parler les silences.

Comme les bâtisseurs de cathédrale en leur temps, iels font leur part. A mon échelle, après des années à chercher comment avoir le plus d’impact, je fais la mienne, ici et ailleurs.

J’espère que vous aussi, vous trouvez comment faire parler les silences qui vous pèsent.

...

Obsessions

Obsessions

Par Anne Pédron-Moinard